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Carnets de vol: Jean-Marie Toussaint

Carnets de vol: Jean-Marie Toussaint

Carnets de vol: Jean-Marie Toussaint

Dans la ferme de ses parents, au fin fond de la Famenne, Jean-Marie Toussaint n’envisage pas du tout d’embrasser une carrière de pilote militaire, même si le jeune homme ne rêve que de vitesse et d'action.

“Je faisais mes humanités gréco-latines au Collège Saint-Joseph à Virton. Je n’étais pas matheux, je ne faisais pas beaucoup d’anglais ni de néerlandais, et presque pas de sciences. Tout ça ne me destinait pas vraiment à une carrière à la Force Aérienne. Depuis longtemps, je rêvais de devenir pilote de Formule 1. Comme fils d’agriculteur, je me rendais bien compte que ça ne pourrait pas être possible vu le coût exorbitant d'une telle formation.

En rhéto, un 'rotary' a été organisé et on nous a présenté différents métiers. J’ai donc rencontré un curé, un médecin, un ingénieur, etc. Puis, je suis allé voir un militaire, le colonel para commando Militis. Je lui ai dit ce que je voulais faire mais que je savais bien que chez lui comme chez les autres, c’était impossible. “Si, chez nous c’est possible, m’a-t-il répondu. Nous avons des Formule 1, ce sont des F-104.” Il a envoyé les papiers chez moi et je me suis inscrit. J’ai ensuite passé les examens médicaux et psychotechniques. Mon père n'approuvait pas mon choix. Mon frère ainé avait lui aussi voulu devenir pilote et il l’en avait dissuadé. Je m’étais donc fait moi aussi à cette idée et je m’étais inscrit à l’université de Louvain où je devais rentrer le 7 octobre 1967. Mais le 13 septembre, j’ai reçu un courrier de la Force Aérienne me demandant de me présenter d’urgence à la caserne Rolin, à Bruxelles. Arrivé là, on m’a mis un uniforme sur le dos, on m’a donné 3000 francs et on m’a amené à Gossoncourt. C’était le 18 septembre.

Je suis arrivé à Gossoncourt avec Bill Scruel. A deux, nous avons intégré l'EPE en retard à cause de problèmes administratifs. De ce fait, nous avons eu des cours ultrarapides car les autres avaient environ un mois d’avance sur nous dans les cours au sol. Ils faisaient de l’anglais intensif notamment. Et c’était là que, chez moi, le bât blessait. Bill et moi avons donc eu des cours supplémentaires en soirée pour rattraper le groupe. Nous avons été rattachés à la prom 68A et nous avons reçu les cours d’aérodynamique, de météo, etc. avant d’entreprendre la formation en vol. Il faut croire que ça a marché puisque Bill Scruel a été le premier solo de la prom, suivi de mon copain Jeff Bernard et de moi-même.

Mais j’avais toujours de gros problèmes en anglais. Je ratais mes examens et mes repêchages. Je ne suis pas passé en commission de radiation parce qu’en vol ça allait plutôt pas mal. On est arrivé à la fin de l’année 1967 et dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, j’ai eu un accident de voiture, que je vais peut-être qualifier de salvateur, qui a fait que j’ai dû descendre de prom. J’en ai profité pour prendre des cours intensifs d’anglais et par après, j’ai rejoint l'EPE dans la prom 68B.

Le SV4 était un avion très sensible, pas très puissant mais avec lui on était à très bonne école. Au point de vue pilotage, c’était vraiment du vol pur, très précis, ce que l’on ressent peut-être un peu moins avec le Marchetti. En vol, on sentait l'influence du vent, on faisait des glissades, de l’acro, du vol inversé, ce que l’on ne pouvait pas faire avec le Marchetti. C’était pas mal.”

Après des débuts difficiles, Jean-Marie Toussaint prend le chemin de l’EPA de Brustem.

“Nous sommes arrivés à Brustem pour passer sur Fouga. Ça s’est très bien passé. Je me suis beaucoup mieux plu à Brustem qu’à Gossoncourt, où avec mes problèmes d’anglais j’en avais bavé. J’avais également eu des difficultés dans certains cours au sol spécifiques où ma formation en latin-grec ne m’avait pas beaucoup aidé.

Les relations avec les moniteurs étaient différentes. Nous avions déjà 75 heures de vol et nous étions déjà mieux considérés. En plus, le gros écrémage avait déjà eu lieu à Gossoncourt. Sur la petite cinquantaine que nous étions au début, nous sommes arrivés à vingt environ à Brustem.

J’aimais bien le Fouga. C’était un petit jet, pas très puissant quand j’en parle rétrospectivement mais pour l’époque et pour nous qui venions du SV, il allait quand même vite. L’entraînement était assez sérieux car il y avait pas mal de boulot au sol aussi. Il y avait toujours deux promotions sur la base. L’une qui volait le matin et qui suivait les cours l’après-midi et l’autre qui faisait l’inverse. L'EPA comptait des élèves hollandais, avec qui nous partagions les cours au sol. Les moniteurs étaient en général de même nationalité que leurs élèves. J’ai donc toujours eu des moniteurs belges, même si mon moniteur principal, l’Adjudant-chef Van Malderen, le 'Snatch', était néerlandophone. C’était un excellent moniteur, très très fin, qui m’a appris beaucoup de choses. Il était très calme, très posé. Nous avions en général de très bons moniteurs. Ils ne parlaient pas beaucoup mais quand ils vous disaient quelque chose, c’était toujours juste. Et si ça n’allait pas, ils pouvaient vous dire pourquoi. C’étaient des gens qui expliquaient bien les choses au sol et qui les montraient bien en vol, ce qui nous aidait à répéter les manœuvres demandées.

Il y avait un moniteur attitré pour trois élèves maximum, ce qui garantissait un certain suivi puisqu’il connaissait leur progression. Ce que je trouvais très bien, c’est qu’avant un test, mon moniteur demandait toujours que je fasse un des derniers vols avec un autre instructeur pour qu’il y ait un autre œil qui puisse voir ce qui allait ou ce qui n’allait pas. Il me débriefait sur ce vol et débriefait mon moniteur qui pouvait ensuite toujours apporter les corrections nécessaires avant le test proprement dit. Et puis, comme nous étions trois élèves par moniteur, nous avions l’occasion d’échanger les informations entre nous. Très souvent d'ailleurs, rien qu’en discutant, nous faisions quasiment le vol dans notre chambre et nous repérions les erreurs à ne pas commettre. Nous étudiions également en groupe le soir au Flight. Nous avions des cours de navigation, de thermodynamique, d’aérodynamique, de météo qui étaient un peu plus poussés qu’à Gossoncourt. Plus les cours avion. Il y avait donc pas mal de matière à assimiler.

Les vols se faisaient toujours au-dessus de la Belgique. Nous avons fait aussi quelques vols de nuit, à deux ou en solo. L’ambiance des vols de nuit était tout à fait spéciale et comme nous ne volions que quand il faisait beau, on voyait le monde extérieur d’une manière tout à fait différente. En vol de nuit, on a l’impression qu’il n’y a que soi qui bouge car toutes les lumières sont statiques et quand on est en altitude, on voit très loin. Quand on survolait la région de Namur, on pouvait voir les lumières de Luxembourg, les zones de Charleroi, Liège et Bruxelles. J’aimais vraiment beaucoup ces vols. Nous avons fait également quelques missions de tir sur Fouga, à Pampa Range. Et puis, nous avons fait du PSV. Dans ce cas, l’intérieur de la verrière était recouvert d’une capote blanche et nous décollions même sous la capote. Le moniteur nous guidait juste pour l’alignement sur la piste. On pouvait faire tout un vol aux instruments, y compris de l’acro, quasi jusqu’au toucher des roues. Arrivés à quelques mètres du sol, le moniteur nous disait "I have it" car en place arrière on ne voyait pas pour l’arrondi. C’était assez poussé et on sortait épuisé d’un tel vol.

A la fin de la formation, on remettait le prix du Groupement qui récompensait le premier élève de chaque prom. Ce prix, qui était remis par le Général Laforce, tenait compte des résultats des cours au sol, des vols, de la bonne conduite, des sports, ... Et les moniteurs donnaient également leur appréciation. C’était d’ailleurs assez marrant car on ne savait pas du tout qui allait décrocher le prix et nous n’en parlions pas beaucoup entre nous. Je me rappelle qu’à la cérémonie, je portais mon service dress dont certains boutons tenaient avec des bois d’allumette et que mes lacets étaient cassés. Et puis voilà, j’ai eu la chance de recevoir le prix.”

L’étape suivante conduit “Toutou” et ses camarades de promotion aux Pays-Bas.

“Nous sommes ensuite passés sur T-33 à Twenthe. Mon moniteur était un Néerlandais cette fois. Il ne parlait pas un mot de français et j’ai donc eu toute mon instruction en anglais. Nous avons fait de belles missions sur T-33. Il poussait encore un peu plus que le Fouga. Il volait sans doute moins finement mais c’était un avion intéressant dans la progression. Et puis, nous volions à partir d’un territoire où l'environnement nous était inconnu. La formation était plus axée sur le perfectionnement. Nous apprenions déjà certaines tactiques de vol, des positions d’attaque, etc. Les navigations étaient déjà nettement plus poussées. Nous faisions beaucoup de PSV vers d’autres bases hollandaises ou en Allemagne, à Hopsten, par exemple. Les missions étaient différentes, déjà plus opérationnelles.”

Brevetés, les adjudants aviateurs quittent Twenthe pour Deelen, où ils suivent des cours, puis Soesterberg et enfin Eindhoven, pour la conversion opérationnelle sur F-84F.

“Nous étions la dernière promotion à passer par Eindhoven. Nous n’avons pas commencé tout de suite à voler car nous étions en hiver, fin 1969, et le temps était vraiment mauvais. Il a donc fallu attendre qu’il fasse relativement beau pour envoyer tout le monde en l’air. Comme il n’y avait pas de biplace, les vols se faisaient toujours par paire. Lors de mon premier vol, nous étions quatre paires en vol et nous avons dû venir nous poser à Gilze-Rijen. En effet, un peu avant d'atterrir à Eindhoven, un pilote hollandais de l’autre escadrille, la 314 - nous appartenions à la 319 - s’est posé sur ses bidons. Il n’avait pas sorti son train et la tour, qui nous surveillait plus que lui, qui était opérationnel, ne l'a pas prévenu. Tout le monde a donc été diverti sur Gilze-Rijen où la piste était plus petite qu’à Eindhoven. Nous ne connaissions pas du tout la base et le me souviens même que je suis sorti du mauvais côté de la piste et que je me suis retrouvé sur une petite route en pavés. Voilà pour le premier vol ! Nous sommes ensuite rentrés par la route. Ce sont d’autres moniteurs qui ont ramené les avions.

Le F volait vraiment bien. Bien sûr, il était 'underpowered' mais quand on vient d’un avion moins puissant, c’est de toute façon mieux. Nous volions avec des bidons mais ils n’étaient pas très remplis et un F avec très peu de fuel à basse altitude, ça avançait pas mal. Pour les premières missions, on avait juste ce qu’il fallait de carburant. Le fuel des bidons était consommé pendant les checks et le taxi et généralement la mission s’effectuait sur le carburant interne.

Avant le premier solo, on faisait un taxi canopy ouvert avec un moniteur sur l’aile. Les freins étaient très sensibles et il arrivait que le moniteur se retrouve par terre quand un pilote élève avait freiné trop fort. Comme sur Fouga et T-33, il n’y avait pas de nosewheel steering. Mais le guidage de la roue de nez était encore plus délicat sur T-33 car on pouvait avoir ce que l’on appelait un 'cocked nosewheel', c’est-à-dire que la roue partait trop loin et que l’on ne parvenait plus à la ramener dans l'axe. Il fallait d’ailleurs toujours garder un peu de vitesse car si on s’arrêtait, on avait beau remettre les gaz, on ne pouvait plus rien faire. L’avion tournait sur lui-même. Sur F, les roues étant assez loin dans les ailes, il suffisait d’appuyer sur un des freins pour que la roue de nez réagisse aussitôt. C’était un avion très stable que j’aimais bien. Pendant cette période, nous avons fait du tir à Vlieland, des navigations à basse altitude, des vols en formation à deux ou à quatre avions. Ça se rapprochait plus du boulot en escadrille, d’autant que le F-84F était un avion d’arme.”

La formation sur F-84F se clôture par la remise du brevet supérieur au grade de sous-lieutenant auxiliaire, le passage comme officier de carrière nécessitant la réussite de l‘examen A. En mai 1970, c’est le retour en Belgique.

“Comme francophone, j’espérais aller à Florennes mais il fallait quatre pilotes pour le Groupement instruction et entraînement. Il y avait quatre volontaires mais seuls trois d’entre eux ont été retenus. Et c’est ainsi que je me suis retrouvé moniteur à Gossoncourt sur les Marchetti qui venaient d’arriver. A l’époque, la Force Aérienne avait besoin de moniteurs. L’Etat-Major ne voulait pas toujours aller chercher des gars en escadrille et donc prendre des jeunes était une solution. Bien sûr, je n’étais pas ravi de passer sur Marchetti mais le fait d’être moniteur m'a permis d'obtenir le brevet moniteur reconnu par la Force Aérienne, ce qui m’a servi par après, en 1978, quand il a fallu désigner les quatre pilotes pour aller s’entraîner aux USA sur F-16. Mais pour en revenir à Gossoncourt, je suis d’abord passé par le FFM. Là, j’ai suivi des cours pendant six mois. Et ce n’était pas facile, surtout le dernier examen qui reprenait toute la matière. En vol, nous faisions aussi des vols mutuels, à deux moniteurs. L’un faisait l’élève à qui l'autre devait apprendre les manœuvres et puis on inversait les rôles. Je faisais souvent ces vols avec Vic Mardaga, qui était de ma prom et qui sera plus tard mon OSN et mon Base Co à Beauvechain. Et après avoir réussi mes examens, j’ai commencé à voler avec des élèves.

Par rapport au SV, le Marchetti était sans aucun doute plus en phase avec son époque. Il était nettement mieux équipé au niveau des instruments et puis avec son moteur de 260 chevaux, il était plus puissant et volait à 120 nœuds contre 60 sur SV4. Son seul problème, c’est qu’il n’avait pas à l’époque d’injection directe et qu’on ne pouvait pas faire du vol inversé avec. Après deux demi-loops inversés, le fuselage se retrouvait rempli d’huile moteur.”

La carrière de moniteur de Jean-Marie Toussaint va bientôt connaître un temps d’arrêt.

“Je suis resté à l’EPE plus d’un an avant d’être muté sur F-104 à Beauvechain, base où j’ai fait toute ma carrière, jusqu’en 1993. Avant ma conversion sur F-104, j’ai refait quelques vols en T-33. J’ai ensuite suivi les cours au sol F-104 au Flight TF. Ce flight était commandé par Léo Lambermont, assisté entre autres par des adjudants-chefs tels que Jan Govaerts et François Bodart. Ces sous-officiers aviateurs étaient très précieux à Beauvechain. Vu leur grande expérience et leur disponibilité, ils possédaient toutes les connaissances nécessaires pour aider les jeunes. J’ai fait mon premier vol le 27 août avec Léo Lambermont. Après une dizaine de vols en biplace, j’ai effectué mon premier solo sur le FX-09.

Quand je suis arrivé à la 350e escadrille, j’ai effectué ma conversion opérationnelle avant de devenir WTTO, c’est-à-dire celui qui s’occupe de l’armement, le PAI comme on appelait ça à l‘époque. C’était Steve Nuyts qui était en charge de tout cela. Son second était Rony Raes et moi, comme petit sous-lieutenant, j'étais le numéro 3. Très rapidement, Steve Nuyts a été muté et Rony Raes a demandé sa mutation à Coxyde. Si bien que je me suis retrouvé WTTO numéro un, ce qui m’a d’ailleurs également aidé lorsque je suis allé aux Etats-Unis en 1978 car j’avais acquis de bonnes connaissances des systèmes d’armement et de tir.

Comme WTTO, il m’est arrivé de faire toute la campagne de tir de la 350 à Solenzara, soit six semaines en tout. C’était beaucoup de boulot car le matin, je devais être le premier sur le terrain pour voir quels étaient les avions disponibles et déterminer les couleurs des obus pour les tirs et le soir, quand tout le monde avait fini sa journée, il fallait que je visionne les films pour voir l’avancement des qualifications et je devais donner les instructions aux techniciens pour la préparation des avions et établir le programme des pilotes pour le lendemain. Les différents avions devaient être répartis en fonction de l'avancement des pilotes parce que certains tiraient mieux que d’autres ou avaient un meilleur radar. Bref, le but était d'amener les gars à obtenir leur qualification, de leur donner le bon avion qui tire bien au bon moment. C’était tout un chipotage. J’étais tout le temps occupé mais c’était un travail très valorisant.

Le F-104 avait un réacteur très puissant, fiable, sécurisant. Le General Electric était un moteur extraordinaire, sur certains plans plus simple d'utilisation par rapport au Pratt & Whitney que nous avons eu après sur F-16. Sur F-104, on pouvait monter à 50 000 pieds, couper l’AB et le remettre, ça ne posait aucun problème. Inutile d’essayer ça en F-16 sans prendre de multiples précautions. Malgré tout ce qu’on a dit, le F-104 volait bien si on parvenait à lui faire conserver sa vitesse. Il ne tournait pas aussi serré qu’un Mirage qui pouvait croquer son virage mais qui, par contre, perdait sa vitesse parce qu‘il n‘avait pas assez de puissance. En travaillant bien, il était impossible de se faire avoir par un Mirage. Le tout était de ne pas se laisser entraîner en 'scissors' à basse vitesse. En gardant de la vitesse et des G, on ne pouvait pas perdre - ce qui ne veut pas dire qu’on pouvait gagner d’office - mais si on était mal pris, il était toujours possible de mettre l’AB et de monter à la verticale, là où le Mirage ne pouvait pas venir nous chercher.
Le radar n’était pas terrible. Les meilleures détections se faisaient à 20 nautiques. La centrale à inertie était loin d’avoir la précision d’un GPS d’aujourd’hui. Toutes les interceptions se faisaient en GCI. Il y avait de bons contrôleurs qui visualisaient mentalement la position du soleil sur leur écran, qui avaient une bonne vision de la situation et qui pouvaient vous amener sur l’objectif très efficacement. A l’époque, nous montions aussi de QRA quatre à cinq fois par mois, dont un ou deux week-ends. Même en tant qu'instructeur à l'OCU, j'ai continué à monter de QRA pour garder mes qualifications opérationnelles. Pour les exercices et les campagnes de tir, j'étais rattaché à la 350.

Nous faisions aussi beaucoup de vols de nuit. C’était très agréable, du moins quand il faisait beau car il n’y avait rien de plus difficile et de plus dangereux que de revenir sous une couverture nuageuse, dans la pluie et le vent de travers. Le F-104 avait une vitesse d'approche assez élevée et la visibilité vers l’avant était loin d'être celle du F-16. Il y avait bien sur les côtés un 'rain remover' mais qui ne removait pas grand chose. Dans certains cas, il enlevait la pluie d’un côté alors qu’il fallait pouvoir voir de l’autre. Parfois, à l’atterrissage, il fallait mordre sur sa chique et pouvoir compter sur un bon contrôleur GCA, tout en cross-checkant ses propres instruments.

La seule fois où je me suis vraiment fait peur en 104, c’était au cours d’un vol stratosphérique. La séquence de vol pour ce genre de mission consistait à prendre un avion clean, à monter à 36 000 pieds à Mach 0.9 à peu près et à accélérer jusqu’à Mach 1.4. L’avion était équipé d’un autopilot qui avait une fonction qui s'appelait l'Iso Mach. On gardait les gaz à fond et on laissait faire le système. Le surplus de puissance était converti en vitesse. On stabilisait aux alentours des 42 - 43 000 pieds pour accélérer jusqu’à Mach 2 et faire ensuite le zoom sous un angle de 30 à 35 degrés. Le plus important quand on arrivait au sommet de la parabole, c’était de ne pas passer subsonique sinon la vitesse indiquée tombait à 160, 150, 140 nœuds et à cette vitesse, le 104 ne volait plus. Et c’est justement ce qui m’est arrivé lors de mon dernier zoom flight. J’ai cabré l’avion trop fort et la vitesse a chuté. Je suis monté à 78 500 pieds avant de tomber comme une feuille. L’AB était coupé depuis longtemps mais le moteur à continué à tourner. Il n’y avait rien à faire. J’ai essayé de maintenir mon angle d’attaque pour éviter qu’il décroche et j’ai réussi à récupérer de la vitesse aux alentours de 40-45 000 pieds. Je n’étais pas à mon aise, d’autant que le 104, s’il tombe sur sa queue, il est pratiquement impossible de le récupérer. Ces vols strato nous apprenaient beaucoup de choses mais ils pouvaient être dangereux. C’était un événement pour ceux qui ont eu l’occasion de le faire mais du point de vue opérationnel, aller au-dessus de 50 000 pieds n‘avait pas beaucoup de sens. De plus, les AIM-9 'Bravo' que nous avions étaient obsolètes et quand nous avons eu les 'Juliet', les Américains recevaient déjà des 'Mike'. Mais c’était malgré tout une très belle expérience.”

En 1978, la sélection des quatre pilotes appelés à se rendre aux Etats-Unis pour voler sur F-16 s’organise.

“La sélection a pris plusieurs mois. Nous sommes partis à quatre pour Edwards AFB. Le Major Deheyn était déjà sur place. Nous n’avons pas volé tout de suite et nous n’avons pas non plus eu de cours au sol car ils n’avaient pas encore été édités. Nous étions les tout premiers avec cinq ou six Américains qui allaient passer ensuite à Hill AFB. Aucun cours n’était mis sur pied. Il y avait des vidéos sur l’hydraulique, sur le moteur, le siège, etc. Il y avait un “pré dash one” qui permettait de s'informer sur la manière de voler, les vitesses, les angles d’attaque, etc. Tout en suivant notre entraînement, nous nous étions répartis la tâche et nous nous donnions des cours mutuellement. L’un avait approfondi le moteur, l’autre l’hydraulique, etc. Nous avions divisé le F-16 en deux, d’un côté tout ce qui était mécanique, hydraulique, électricité, ... et de l’autre, les avionics : radar, système de tir, ... Chacun d’entre nous avait une partie mécanique et une partie avionics à préparer. Quand nous sommes rentrés en Belgique, il a fallu s'organiser et mettre tout cela sur papier.

A notre arrivée à Edwards, il n’y avait qu’un seul biplace, deux avions pré FSD et quatre monoplaces qui étaient tous différents. L’un n’avait pas de plate-forme à inertie, un autre ne fut utilisé que pour les tests par temps froid en Alaska et un autre encore n’avait presque pas d‘instrumentation. Comme nous volions toujours à proximité Edwards, il était inutile de disposer d'un système de navigation. Et puis, il y avait un avion qui était relativement bien équipé au point de vue radar, plate-forme à inertie et système de tir et sur lequel nous faisions normalement notre solo. Nous ne faisions en principe que deux vols en biplace, plus quelques vols en backseat mais au cours desquels nous ne pilotions pas. C’étaient des vols 'free' que nous donnaient les Américains. Chaque fois qu’il y avait un vol en biplace et que le backseat était vide, nous en profitions. Lors d’un de ces vols, je suis allé avec Jim Mc Kinney, un pilote civil qui travaillait pour GD, à Fort Worth où le 752 devait passer en inspection. Nous sommes partis en vol de nuit et nous avons volé avec ce F-16 biplace clean pendant deux heures et dix minutes ! Nous nous sommes posés avec environ 100 pounds de fuel. Nous n’aurions pas pu faire un 'go around'.

Mon deuxième vol en biplace n’a duré que 10 minutes car après le décollage, nous avons eu un problème moteur. Comme nous avions un contrat de 26 vols, j’ai dû faire des pieds et des mains pour qu’il ne soit pas comptabilisé. Les Américains nous ont également donné la chance, ce qui n’était pas prévu, de faire de l’air refueling. En fait, le B-1 était à l’époque en test à Edwards et quand il volait, il fallait tout le temps qu’un KC-135 soit en l’air. Comme cet avion avait plus de carburant que n’en avait besoin le B-1 et qu’il restait presque toute la journée en l’air, nous en avons profité pour faire du ravitaillement en vol avec l’un des biplaces. Quatre vols étaient prévus. Nous avons fait un briefing quelques jours avant et nous avons tiré au sort pour déterminer l'ordre de passage. Le sort a désigné Marc Van De Velde, puis Jan Fransen, moi-même et Gommaire Van Beneden qui malheureusement n’a pas pu le faire parce que le KC-135 a dû se poser, si je me souviens bien. Ce fut en tous les cas une belle expérience, d’autant que nous étions dans le siège avant.

Quand nous sommes rentrés à Beauvechain en avril 1979, il n'y avait que deux biplaces et trois monoplaces. Nous avons commencé à voler entre nous, à faire des vols mixtes avec des Mirage ou des F-104, à faire des vols de combat contre des Mirage F1, etc. et à préparer nos cours pour le CC 0 (conversion course) en juillet. Ce premier cours était à la fois un test pour nous et il donnait la possibilité à quelques pilotes de l’Etat-Major d’être lâchés sur F-16 et de pouvoir ensuite travailler sur les dossiers en ayant une certaine connaissance de la machine afin de prendre des décisions en connaissance de cause. Ensuite, nous avons fait la conversion de la 349 et de la 350, puis celle de KB et enfin celle de Florennes.

L’adaptation des pilotes à l’avion, au head up display ou au stick latéral était très rapide. Ils avaient quelques heures de simulateur derrière eux et on voyait dès le premier vol qu’ils s’habituaient, qu’il s’agisse de pilotes opérationnels ou de jeunes avec 350 heures de vol qui sortaient d’Alpha Jet. Les pilotes confirmés avaient l’expérience mais parfois également des défauts qu’ils ne corrigeraient jamais tandis que les jeunes nous arrivaient à l’état pur, sans ces défauts, mais aussi à l’état brut puisqu’ils manquaient d’expérience. C'est ce qui rendait le travail intéressant, que ce soit avec les uns ou avec les autres.

En plus des conversions, je faisais aussi les FCF des avions qui sortaient de maintenance. Cela me permettait par la même occasion de faire un vol seul, en monoplace. On pouvait faire un FCF sur un avion qui avait eu un problème moteur mais dans ce cas-là, il ne fallait pas faire toute la partie aérodynamique, les évolutions à basse vitesse, les limiters, ... Par contre, les avions qui sortaient de maintenance nécessitaient un FCF complet. C’étaient des tests purement mécaniques. Il fallait effectuer les self tests au sol, décoller, grimper, pousser l’avion à Mach 1.4, l’amener à 25 degrés d’angle d’attaque, passer à 9 G. Tout cela prenait du temps et il fallait consommer le moins possible de carburant pour pouvoir tout faire.”

En plus de ces différentes tâches, Jean-Marie Toussaint va rapidement entrer dans le club des pilotes de démonstration F-16.

“C’est Jef Deheyn qui a fait les premières démonstrations. Au début, ce n’était pas un programme pour l’extérieur mais plutôt un programme présenté quand il y avait une visite sur la base, par exemple. J’ai commencé à m’entraîner en 1980 mais je n’ai véritablement commencé les démos à l’extérieur qu’en 1981 et jusqu’en 1986. Cela peut paraître long mais c’était gai et puis les démos ne se faisaient pas au rythme de maintenant. La seule chose que je regrette c’est qu’à l’époque, il n’y avait pas de support. J’avais un avion que j’aimais bien mais comme il volait beaucoup, parfois je n'en disposais pas pour mon display. Aujourd’hui, il y a un avion de démonstration et un team. Il m'arrivait d'aller tout seul en France, où les mécaniciens ne connaissaient rien du F-16 et savaient juste mettre les blocs. Parfois, j’avais un copain qui m’accompagnait avec un avion spare ou un mécano qui se déplaçait en camionnette quand le show avait lieu pas trop loin ou en Fouga. Il fallait que je me débrouille. Il m'est arrivé de devoir enlever moi-même les cales des roues de mon avion. Parfois, il y avait sur place un mécanicien qui s’y connaissait un peu plus, ne fût-ce que pour mettre la safety pin de l’EPU mais c’était tout. J'effectuais les contrôles et le plein moi-même. Je ne faisais jamais de plein complet. Sur les 7000 pounds que pouvait emporter l'avion, j’en mettais 4500. Je décollais avec 4000 pour faire un show de 7 minutes et j’atterrissais avec 500 à 600 pounds.

L’important en démonstration, c’est de ne pas rentrer dans la routine et surtout de ne pas rentrer dans la routine d’un autre. On peut faire évoluer son show mais il doit rester SON show, il faut éviter de le faire en fonction de ce que font les autres. En faisant bien son show, on valorise mieux la démo de son avion qu’en essayant de faire quelque chose que l’on maîtrise moins bien, ce qui immanquablement se verra du sol. Ce que j’ai toujours essayé de faire, c’est un show très serré. J’essayais de faire évoluer l’avion dans un mouchoir de poche. En plus, faire une passe à 500 nœuds et tirer 9 G ne sert à rien sinon à se crever, à consommer du fuel et à tourner éventuellement trop large. L’important est de toujours effectuer ses manœuvres à la vitesse la mieux adaptée pour l’avion. Il vaut mieux prendre 420 nœuds, prendre initialement 9 G et puis se stabiliser à 8 G à 380 nœuds. On prend peut-être un G en moins mais on tourne beaucoup plus court et c’est mieux pour le public. C’est comme la passe à grande vitesse, il faut toujours la faire le vent dans le dos pour pouvoir ensuite faire la passe à basse vitesse le vent de face. D'où l'importance de toujours agir en fonction de la météo, de l’environnement.

Autre point, il faut respecter la sécurité. Sinon, tôt au tard, il arrive quelque chose. Soit on a un problème, soit on se fait interdire de vol par les organisateurs. Il ne faut jamais trop enfreindre les procédures car il faut bien se dire que les gens qui vous contrôlent lors des meetings ont également une responsabilité vis-à-vis de la sécurité du public. Cette longue période m'a envoyé à l'étranger de nombreux week-ends, du vendredi au lundi. Et je dois à ce sujet remercier mon épouse qui pendant ce temps s'occupait des enfants à la maison pendant que je prenais du plaisir aux commandes de mon avion. Il faut dire qu'à l'époque, le F-16 était LE chasseur, la star du show et qu'en tant que pilote de démonstration F-16, j'étais un peu le 'roi du macadam'.”

Pendant ses quinze années sur F-16, Jean-Marie Toussaint a été instructeur. Au départ de l'OCU pour Kleine-Brogel en 1987, il prendra le commandement du Flight B à Beauvechain. Cette grande diversité de tâches va l'amener à voler de nombreuses heures, de très nombreuses heures. Au point de devenir le premier pilote au monde à passer le cap des 3000 heures de vol sur F-16, le 21 octobre 1992.

“J’ai continué ce travail jusqu’en 1993. Pour mon dernier vol, j’ai eu le plaisir de leader toutes les formations de F-16 pour le défilé du 21 juillet. Un très beau cadeau, un signe de reconnaissance du travail accompli aussi.”

Et quel travail ! Jean-Marie Toussaint raccrochera le casque après avoir effectué 5581 heures de vol, dont la plupart aux commandes des plus grandes Formule 1 de l’écurie Force Aérienne. Et en parlant de casque, impossible de conclure cette interview sans évoquer son célèbre casque Gueneau décoré aux couleurs des escadrilles de Beauvechain.

“Ce casque a une belle histoire. A un moment donné, certains d’entre nous ont dû essayer les casques israéliens. Je n’en faisais pas partie. Un peu plus tard, nous avons testé les casques français Gueneau. Trois pilotes en ont reçu un : Vic Mardaga, Gommaire Van Beneden et moi. Moi, ça faisait des années que les casques utilisés par la Force Aérienne me faisaient mal au crâne. Parfois, il fallait même que j'enlève mon casque en vol tellement j'avais mal. Je maudissais ces casseroles ! J’ai même eu un casque avec une coque spéciale à l’intérieur mais rien à faire, la douleur revenait toujours. On m’a donc prêté à l'essai un Gueneau, medium, et j’ai pu choisir parmi trois types de coques intérieures. J’ai mis le casque et là... un rêve ! Je l’aurais gardé toute la journée sur la tête ! J’ai rempli mon rapport sur le Gueneau et puis, on nous a demandé de rentrer les casques. Gommaire a rendu son Guenau, Vic a rentré son Guenau, … je n’ai pas rentré mon Guenau. J’ai dit que je le rendrais le jour où on me donnerait un casque avec lequel je n’aurais plus mal à la tête et que si on venait me le prendre, je le casserais plutôt que de le rendre. Bref, régulièrement, je recevais un message de l’Etat-Major pour que je rentre mon casque. Et ça a continué des années. Il fallait bien que quelqu’un à l’Etat-Major règle ce problème. Et un jour, Jean Breuls de Tiecken, qui travaillait à la Section sécurité aérienne à l’Etat-Major, a eu besoin d'informations pour donner un briefing sur le F-16. Il m’a téléphoné pour voir si j’avais ces infos et je lui ai répondu :

”Oui Jean, j’ai tout ce que tu veux. Tu viens me voir, tu choisis ce dont tu as besoin et je t’explique.
- Bien. Et quand est-ce que je peux venir ?
- Le jour où tu vas m’envoyer un message comme quoi je peux garder mon Gueneau.”

Je n’ai jamais eu de message mais on ne m’a plus jamais ennuyé avec ça et j’ai pu garder mon casque, avec lequel j’ai volé jusqu’au dernier jour.”


Interview : Vincent Pécriaux (25 avril 2009)
Mise en page: Daniel De Wispelaere

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