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Carnets de vol: Paul Jourez

Carnets de vol: Paul Jourez

Carnets de vol: Paul Jourez

Comme beaucoup d'enfants de son âge, Paul Jourez voit l'histoire de la Deuxième Guerre mondiale s'écrire sous ses yeux, dans le ciel de la Belgique occupée.

"Je suis ce qu'on pourrait appeler un "bébé de guerre". J'avais dix ans quand elle a commencé et, comme beaucoup, j'ai vu de près les opérations aériennes et ça m'a marqué. Au début, je ne me m'orientais pas vers une carrière à la Force Aérienne mais, un petit peu par chance, je me suis engagé fin 1952.

J'ai d'abord fait un passage relativement bref à Gossoncourt, essentiellement pour la formation militaire. A cette époque, il y avait un détachement de l'EPE à Coxyde et, comme la demande était forte, il avait été décidé d'en créer un autre à Wevelgem. Et c'est là, au DEPE, qu'avec un petit groupe j'ai effectué vingt-cinq heures sur Tiger Moth. Cette formation initiale permettait surtout de voir si les candidats pilotes étaient aptes à poursuivre la formation, aux Etats-Unis notamment. Deux vols de familiarisation en Harvard étaient également prévus.

Pour la suite de la formation, on avait le choix : rester en Belgique ou partir pour les Etats-Unis. J'étais élève candidat officier auxiliaire et je me suis porté candidat pour les Etats-Unis. Comme j'avais le plus petit numéro matricule, je me suis retrouvé bombardé chef du détachement – nous n'étions en fait que six ou sept.

En débarquant là-bas, en mars 1953, nous n'avions qu'une connaissance très partielle de l'anglais. Du jour au lendemain, il a fallu apprendre à se débrouiller et ce n'était pas vraiment évident.

Nous sommes arrivés à New York par avion SABENA. Les Néerlandais, sans doute par KLM et les Français, beaucoup d'officiers sortant de l'Ecole de l'Air et de sous-officiers, par bateau. Tout était réglé à l'américaine. Un véhicule nous attendait à l'aéroport et nous a conduits à l'hôtel. C'était juste avant un week-end et on nous a indiqué comment nous rendre en métro au service où nous devions nous enregistrer. Comme il était midi, nous sommes descendus au restaurant de l'hôtel. Mais sur la carte, tout était en anglais ! Nous avons vu "herrings" et nous nous sommes dit que là nous ne pouvions pas nous tromper. Pour le reste, nous verrions bien. Sauf que ces harengs étaient servis avec une mayonnaise sucrée. Bref, le dépaysement était total. Mais le plus dépaysant, c'était le coût de la vie. Nous sommes allés une fois ou deux au cinéma à Manhattan et la séance coûtait un dollar. Nous n'avions pas beaucoup d'argent et nous nous demandions comment nous allions nous en sortir. Mais tout ça s'est arrangé tout naturellement.

Nous avons quitté New York à une soixantaine par le train. Le voyage vers le Texas a duré trois jours. Notre formation a commencé par trois mois de "Preflight" à Lackland. Nous sommes arrivés si je me rappelle bien dans le courant de la nuit. Nous avons dormi deux heures et puis c'était parti, on nous a tondus et nous avons dû directement nous adapter au régime américain, le "class system". Ce n'était pas rigolo mais ça faisait partie du jeu. Et il fallait faire très vite pour s'acclimater.

La base de Lackland était énorme. C'était un centre de formation de l'US Air Force et il y avait là des miliciens, des élèves officiers et sûrement un bon millier de cadets. Tous les mois, il y avait une promotion d'upper classmen qui sortait et était dispersée sur différentes bases. A part ceux qui étaient déjà officiers au début de leur formation, et qui avaient un statut légèrement différent, nous étions tous cadets, que nous soyons candidats officiers ou sous-officiers pilotes. La plupart des cadets étaient bien sûr Américains mais nous nous retrouvions tous ensemble pour les cours. Nous vivions dans des blocs dans un assez grand confort. Dans les dortoirs, chacun avait son lit, son "footlocker" et les douches étaient impeccables. Les dining halls étaient équipés des cuisines les plus modernes. Il y avait aussi des cinémas et des chapelles qui se transformaient car elles servaient à différentes religions. On changeait légèrement le décor selon les cultes.

Question équipement, nous sommes arrivés là-bas en service dress. Nous avions aussi une gabardine qui nous était prêtée pour notre séjour. Oui, mais au Texas, il faisait quasi 50 degrés ! Nous avons alors opté pour la tenue d'été, c'est-à-dire que nous avons abandonné la veste du service dress, retroussé nos manches et placé la cravate dans la chemise, entre le deuxième et le troisième bouton. C'était prévu par le règlement belge mais pas accepté par les Américains. Après trois jours, nous nous sommes rendus à l'équipement et nous avons reçu notre tenue de cadet. Tout était organisé impeccablement.

Pendant ces trois mois, il a fallu que nous nous adaptions au "class system" : cadets de troisième classe, puis de deuxième classe et enfin upper classmen. Chaque mois, en fonction des départs, nous progressions donc d'un cran. Nos copains américains avaient tout à fait intégré cet état d'esprit qui faisait appel à un "honor code". Dénoncer quelqu'un d'autre faisait partie du système. Ce n'était pas méchant mais si on ne le faisait pas, on était puni. Il y avait des "gigs" ou "demerits" que nous donnaient les upper classmen qui faisaient l'inspection. Si, par exemple, on avait oublié de reboutonner un bouton, on recevait un demerit sur un petit papier sur lequel était inscrite l'"infraction". A la fin de la semaine, il fallait les remettre. On avait droit à six demerits par semaine si je me souviens bien et dès le septième, on devait faire une heure de marche en tenue avec képi, gants blancs et cravate le samedi ou le dimanche. Celui qui avait quatre heures de marche à effectuer, en faisait trois le samedi et une le dimanche. Autant dire que le week-end était foutu. Comme nous n'avions pas encore vraiment assimilé cette mentalité, nous faisions de temps en temps une petite entorse à l'"honor code" en jetant discrètement un gig à la poubelle quand leur nombre devenait trop important... Et il faut se rendre compte qu'il y avait au sein des cadets toute une hiérarchie, avec un colonel cadet, des capitaines, des sergents, etc. Et ces gens exerçaient une autorité sur les cadets de rang inférieur ! Ce qui est assez amusant, c'est qu'on se créait des moyens de défense. Par exemple, quand nous étions en tenue kaki, nous étions obligés de porter des fixe-chaussettes qui servaient aussi à mettre tout ce qui pouvait déformer les poches, comme le paquet de cigarettes. Et nous, nous résistions en prétextant qu'en Belgique les médecins nous interdisaient ça. Et nous agissions comme ça pour différentes petites choses. Mais ça ne menait pas très loin.

Le premier mois, comme troisièmes classes, nous ne pouvions pas sortir de la base. Le deuxième mois, nous avions droit à une sortie pendant le week-end. Nous allions donc à San Antonio. Pour nous déplacer, nous dépendions d'un copain américain car pour nous, les Belges, interdiction d'avoir une voiture. En fait, il y avait eu quelques accidents, dont un qui avait coûté la vie à un cadet belge, et donc il avait été décidé que nous ne pourrions plus avoir de voiture. Mais aux Etats-Unis, ce n'était pas très vivable. Heureusement, nos copains américains étaient très généreux et n'hésitaient pas à nous prêter une voiture pour le week-end."

A l'issue de cette première phase, Paul jourez laisse derrière lui le Texas pour Spence Air Force Base, en Georgie.

"En arrivant à Spence pour le "Primary", on se retrouvait à nouveau troisième classe mais le système, s'il existait toujours, était quand même atténué car nous avions autre chose à faire puisque la formation en vol débutait.

Nous avons commencé par une vingtaine d'heures sur Piper Cub avant de passer sur T-6G. Nous étions pris en charge par la Hawthorne School of Aeronautics, une école civile sous contrat avec l'armée et très bien organisée. Le passage sur Piper Cub s'est fait sans véritables problèmes. Le T-6 était, lui, plus complexe. On faisait déjà des patterns, des navigations, de l'acro, du vol de nuit, des "cross country", du vol aux instruments en place arrière, sous une capote. La formation était assez complète. J'ai fait en tout 140 heures à Spence, dont 84 heures en doubles commandes et 39 heures solo sur T-6.

Fin janvier 1954, nous sommes retournés au Texas, à Bryan, pour poursuivre la formation sur T-28. C'était vraiment une belle machine. C'était déjà un avion de combat avec un énorme moteur. La formation était sensiblement la même mais la transition était utile. L'avion était plus puissant et avait une instrumentation plus moderne. Passer directement du T-6 au T-33 aurait été plus tangent.

Nous faisions énormément de vol aux instruments et notamment des approches GCA, qui n'existaient quasiment pas encore en Belgique. C'était une formation assez poussée qui, à notre retour, à suscité une petite polémique parmi les pilotes. Ceux qui étaient restés en Belgique ne se privaient pas de nous dire que nous avions une carte de vol aux instruments mais que nous n'avions jamais vu un nuage de près. Ce qui n'était pas tout à fait faux.

A la fin du cours "Basic", sur T-28, nous sommes passés sur T-33 sans grands problèmes, toujours à Bryan. Nous avons conservé notre moniteur et la transition s'est faite tout en douceur. La formation nous préparait très bien à la phase suivante, le "Gunnery"."

Mais avant de faire parler la poudre vient le moment tant attendu de la remise des ailes

"Nous avons été brevetés le 24 juin 1954. Nous avons reçu à cette occasion nos ailes américaines mais aussi nos ailes belges. Nous avions la chance d'avoir un officier de liaison belge qui était un véritable gentleman et un homme très dévoué et attentif, le commandant Claessen. Il suivait de près les élèves qu'il avait sous sa garde. C'est ainsi que, le matin, nous avons participé à la grande cérémonie au cours de laquelle nous avons reçu notre brevet américain. Un peu plus tard, il a organisé une autre cérémonie, non officielle, pour la remise de nos ailes belges. Walter Kongs et moi, qui étions candidats officiers, avons même reçu, grâce à lui, nos galons d'adjudant. C'était sans doute la première fois que ça arrivait car habituellement l'administration ne suivait pas. Et quand nous nous sommes présentés à notre retour à Géruzet, on nous a annoncé que nous étions sous-lieutenants.

La première phase de l'"Advanced", sur T-33 s'effectuait à Del Rio. Pour le gunnery, nous faisions du tir air to air, simulé, sur une cible remorquée. Les missions se volaient à quatre avions. Pour l'air to ground, on utilisait des tactical ranges sur lesquels il y avait des convois, des tunnels, etc. De nombreux moniteurs étaient rentrés de Corée et ils y allaient fort. C'était très intéressant pour nous et nous appréciions beaucoup.

Cette phase a duré six semaines et le 1er septembre, nous sommes allés à Luke pour voler sur F-84E. Le lâcher s'est effectué assez rapidement, avec un moniteur en "chase". Le Thunderjet était très impressionnant car c'était une grosse machine. Je me souviendrai toujours de la première fois où j'ai fermé cette imposante verrière avant de décoller. Je n'ai plus eu l'occasion de voler en E en Belgique, même si pendant quelque temps, certaines bases ont été équipées de E et de G. Il fallait d'ailleurs se montrer vigilant car l'indicateur de vitesse du E était gradué en miles et celui du G, en nœuds."

Après dix-neuf mois passés aux Etats-Unis, la promotion 54L rentre en Belgique.

"Nous avons tous été affectés à Bierset pour former la 26e escadrille. La base avait été rouverte en 1953, sous le commandement du colonel Henry. Elle abritait une escadrille opérationnelle, la 22e, et la 26e, composée de pilotes qui revenaient des Etats-Unis et d'autres gars plus anciens issus de promotions précédentes. Nous avons eu la chance d'être directement versés dans une escadrille opérationnelle. Nous avons rapidement été mis dans le bain, avec des restrictions en fonction de notre expérience évidemment. C'est une période où ça y allait fort et où il y a eu de nombreux accidents. Notamment celui de Vanderpooten, qui s'est écrasé sur l'infirmerie de la base. Mais je n'étais pas à Bierset à ce moment-là. Je suivais à Florennes un cours préparatoire à l'examen A pour devenir pilote de carrière.

Nous n'avions pas tous été formés aux Etats-Unis – c'était notamment le cas du colonel Henry et du major Nossin, notre commandant d'escadrille – mais nous étions tous dans le même état d'esprit, celui d'une unité de chasseurs-bombardiers. On observait quand même une certaine rivalité avec l'autre Air Force, celle de la chasse, qui nous dénigrait mais nous nous en accommodions fort bien et nous ne manquions pas une occasion de leur rappeler que nous allions naviguer en Allemagne alors qu'eux, avec leurs Meteor, n'allaient pas plus loin que Virton ! Bref, nous avions le moral.

Pour l'anecdote, lorsque nous suivions les cours préparatoires à l'examen A à Florennes, nous effectuions nos prestations aéronautiques à la 3e escadrille. Et un jour, lors d'une mission à quatre, Luc Burton, qui était flight co de l'escadrille, nous a demandé si nous avions déjà vu Paris. Nous avons bien entendu répondu que non et il nous a alors annoncé que nous allions faire une navigation Florennes – Paris – Rouen – Florennes. Et de fait, nous avons mis le cap sur Paris. Nous sommes passés juste à côté de la tour Eiffel, à hauteur du deuxième étage, et puis nous avons suivi la Seine jusqu'à Rouen avant de rentrer à Florennes. No problem! On n'oserait plus imaginer ça aujourd'hui mais en ce temps-là..."

Paul Jourez quitte la 26e en 1956 avant d'aller suivre le cours moniteur au FFM.

"A cette époque, Bierset perdait ses Thunderjet, qui allaient être remplacés par des Meteor. Beaucoup ne voulaient pas voler sur Meteor et avec quelques autres, je me suis porté volontaire pour devenir moniteur. C'est ainsi qu'en juillet 1956, après une première phase théorique à Coxyde, je me suis retrouvé à Kamina où j'ai revolé sur Harvard, avec Ludo Forgeur qui était mon partenaire attitré. Le FFM était commandé à l'époque par le colonel Kreps. A mon retour en Belgique, j'ai poursuivi la formation sur T-33, également à Coxyde, puis sur SV4 à Gossoncourt, où je suis resté.

Pendant cette période, j'ai suivi une formation complémentaire d'officier à Coxyde. Cela m'a permis de faire quand même quelques heures sur Meteor à la 29e escadrille. Comme on ne volait pas beaucoup, Georges Castermans m'a arrangé le coup pour que je puisse venir comme pilote visiteur à la 2e escadrille de Florennes, sur F-84F. A partir de 1958, je suis retourné à Gossoncourt comme moniteur jusqu'en 1961. Avec une petite interruption puisque fin juin 1959, le commandant Deneyer m'a proposé d'aller aux Etats-Unis pour suivre un cours hélicoptère. La Belgique allait en effet acheter des hélicoptères SAR et le contrat avec les Américains prévoyait la formation de pilotes. Le cadre était probablement complet mais il restait encore deux places. Marcel Vandevelde et moi avons donc suivi ce cours. La première phase se déroulait à Reno AFB. La formation était très intéressante et très complète même si, pour un pilote d'avion, voler en hélico était un peu déroutant. Marcel a ensuite suivi un stage sur la côté pacifique et moi, je me suis retrouvé à Eglin AFB où stationnait un flight Air Sea Rescue équipé de H-19. Malheureusement, on ne volait pas beaucoup et je ne garde pas un très bon souvenir de ce squadron. Et quand je suis rentré en Belgique, je n'ai plus jamais touché les commandes d'un hélicoptère..."

L'année 1961 marque pour Paul Jourez le retour en escadrille opérationnelle, sur F-84F cette fois.

"J'ai tout d'abord suivi une formation sur T-33 avant d'entamer ma conversion sur F-84F à Kleine-Brogel. J'ai ensuite été affecté à la 1ère escadrille de Florennes où je suis resté jusque fin 1963. Je suis alors passé à la 2e dont on gonflait les effectifs parce qu'elle commençait sa formation strike. Il y a d'abord eu la préparation, qui s'est clôturée par un TACEVAL Strike (1) pour la 2e. L'escadrille a brillamment réussi l'exercice puisqu'elle a obtenu un Rate One. C'était la première fois qu'une escadrille strike faisait ce résultat lors de son premier TACEVAL. Elle a donc reçu son accréditation strike et a mis en place le QRA.

C'était une période où on voyageait beaucoup. Je me souviens notamment que lors d'une campagne de tir à Solenzara, Jean Buzin est arrivé de Florennes avec un F-84F. Tout excité, il nous a annoncé que la Méditerranée était remplie d'avions qui escortaient la sixième flotte américaine. Nous avons immédiatement demandé à pouvoir décoller avec quatre avions pour aller voir ça de plus près. La Méditerranée n'est pas si petite que ça et nous avons dû chercher un peu pour trouver l'Enterprise et ses navires d'escorte. Nous avons essayé de les contacter pour pouvoir faire une approche. Silence radio. Nous sommes descendus et ils nous ont finalement autorisés à faire une approche simulée sur le porte-avions. Je me rappelle qu'à peine j'étais passé à la verticale du navire qu'ils ont lancé un intercepteur pour nous suivre. Après nos manœuvres, le pilote nous a salués par radio en nous appelant "French aircraft". Rapidement, nous lui avons répondu : "Negative, BELGIAN aircraft".

Autres anecdotes : je devais rejoindre l'escadrille à Solenzara avec Jack Lesoil. C'était un vendredi. Nous avons décollé en formation et pris le cap 140. Pendant la montée, je me suis rendu compte que mes instruments ne fonctionnaient pas car mon tube de pitot était gelé. J'ai donc demandé à Jack de prendre le lead. A ce moment, nous avons percé la couche et comme nous avions des mécanos à Solenzara qui pourraient me dépanner, nous avons décidé de poursuivre la mission. Dans la descente vers la Corse, le pitot s'est dégelé et mes instruments de sont remis à fonctionner. J'ai quand même signalé la panne aux mécanos qui m'ont dit qu'ils allaient purger le système. Pour le vol de retour, j'ai de nouveau pris le lead puisqu'en principe mes instruments étaient bons mais, arrivé en altitude, ils sont à nouveau tombés en panne. Le problème, c'est qu'en Belgique, le temps se détériorait, il neigeait et les bases fermaient les unes après les autres. Comme nous étions deux pilotes expérimentés, l'OSN, Soufnonguel, nous a autorisés à rentrer malgré tout à Florennes. Dans la descente, je me suis tout d'un coup rendu compte que Jack n'entendait plus la tour. Moi, je pouvais l'entendre et je l'entendais lui mais s'il m'entendait parfaitement, il n'entendait plus la tour. C'était vraiment pas de bol. Comme je l'avais appris pendant ma formation aux Etats-Unis, pour retrouver l'usage de mes instruments, il fallait que je retrouve une pression statique en brisant l'un des instruments alimentés par la basse pression. J'ai alors pris le couteau perce-dinghy et avec le manche, j'ai brisé le verre de mon variomètre, qui était l'instrument le moins utile dans ces circonstances. Mes instruments ont recommencé à fonctionner et j'ai demandé à Jack de vérifier si ma vitesse était correcte. J'ai alors repris le lead et nous avons fait une approche GCA sur Florennes. Comme il neigeait, impossible de se poser à deux. Les pompiers n'avaient pu dégager qu'une bande sur la piste. J'ai laissé Jack se poser, j'ai refait un circuit et je me suis posé en GCA à mon tour. Tout s'est finalement bien terminé.

Une autre fois, nous avions planifié une mission à quatre vers la Turquie, avec Dupe notamment. Nous devions aller à haute altitude jusqu'à Gioia del Colle, en Italie, avant de passer à basse altitude par le sud de la Grèce, via le canal de Corinthe, et de remonter vers Bandirma, au bord de la mer Noire. Le début du vol s'est passé pour le mieux et nous sommes arrivés à Gioia pour refaire le plein et vite manger un sandwich avant de repartir. Et dans le couloir du mess, nous sommes tombés sur des pilotes de F-84F turcs de Bandirma qui se rendaient en Allemagne. Un peu plus tard, nous avons redécollé vers la Grèce. Et là, silence radio des Grecs. Nous avons remonté la mer Egée jusqu'à la côte turque qui commençait à être plongée dans le brouillard. Nous avons donc été obligés de monter au-dessus de la couche pour naviguer. Nous avons essayé de contacter la tour de Bandirma mais sans succès. Finalement, un radar turc nous a répondu mais comme nous parlions anglais, après deux phrases, le type n'a plus rien dit. Entre-temps, il commençait à faire noir. Arrivés à hauteur de Bandirma, coup de chance, la couche nuageuse s'est dispersée. Il y avait un clair de lune extraordinaire et j'ai aperçu la base. Nous nous sommes mis en formation et nous avons appelé la tour. Pas de réponse. La base était visiblement fermée. Mais il faisait tellement clair que, balisage ou pas, on pouvait se poser. Finalement, alors que nous étions en "short final", le balisage s'est allumé. Nous nous sommes posés et nous avons rejoint le parking. A notre descente d'avion, nous avons été plutôt mal reçus par les Turcs qui se demandaient qui nous étions et pourquoi nous nous étions posés en pleine nuit sans prévenir. Nous avions prévenu puisque nous avions déposé un plan de vol mais manifestement il n'était pas passé. Heureusement, quand nous leur avons dit que nous venions d'Italie et que nous avions d'ailleurs rencontré leurs pilotes, l'atmosphère s'est soudainement détendue. Les jours suivants, nous avons eu l'occasion de survoler la Turquie à basse altitude. Des vols uniques !"

Paul Jourez quitte son escadrille en 1967 pour l'Ecole de Guerre.

"J'y suis resté deux ans, tout en continuant à venir faire mes prestations à Florennes. Et en juillet 1969, j'ai été désigné pour reprendre le noyau de la 8e escadrille, sur Mirage. Je suis resté à Florennes jusqu'à la fin de l'année, pour préparer le voyage en France et début janvier 1970, nous sommes partis à huit à Dijon pour suivre la formation Mirage. Ce fut une très belle expérience.

Le programme que l'on nous avait concocté était vraiment bien fait. Nous avons d'abord effectué notre transformation au 2/2 sur Mirage IIIB. A l'issue de cette phase, on nous a envoyés à Colmar pour voler sur Mirage IIIE et nous familiariser avec l'avion opérationnel. Ensuite, nous sommes revenus à Dijon pour le cours moniteur en siège arrière. La formation avait été magnifiquement organisée et nous avons été reçus comme des rois.

Le Mirage était un magnifique avion. Il était assez délicat à piloter à basse vitesse mais il disposait d'un système de régulation d'approche. Par mauvais temps, par exemple, on stabilisait à 1500 pieds, on prenait une vitesse stabilisée à 190 nœuds et on enclenchait le système. On pouvait alors simplement tenir le stick, il ne fallait plus toucher à la manette car elle jouait toute seule. C'était impeccable mais le système devait être utilisé dans des conditions bien précises et il devait être entretenu. Les Français avaient eu quelques accidents et ne pouvaient plus l'employer. En fait, certains s'en servaient en dehors de l'enveloppe de vol prévue. Comme il était prévu sur l'avion, nous avons demandé à apprendre à l'employer. Mais quand nous sommes rentrés en Belgique, nous avons dû convaincre l'Etat-Major de l'utilité du système, pour autant que l'on ne sorte pas de l'enveloppe. Et finalement, ils ont accepté."

Paul Jourez assure avec les autres instructeurs de la 8e escadrille la transformation des pilotes du 2e Wing. Il quitte Florennes fin 1971.

"C'est alors que ma carrière administrative a débuté. Je me suis retrouvé pendant deux ans posté à l'Etat-Major, à VDI/N, la direction de la formation et de l'instruction du personnel navigant. C'est à cette époque, qu'avec le colonel Blume, nous avons mis sur pied un système où on demandait aux bases de nous fournir des pilotes opérationnels pour devenir moniteurs. Nous leur garantissions qu'après un ou deux ans comme moniteur, ils retourneraient en escadrille opérationnelle. Il y a évidemment eu beaucoup de résistance de la part des escadrilles qui ne voulaient pas perdre leurs pilotes expérimentés. Mais c'était nécessaire pour garantir la qualité de la formation des jeunes.

Quoi qu'il en soit, à l'issue de cette période, j'ai été désigné OSN à Brustem. Cela m'a permis de voler sur T-33 et sur Fouga. L'avantage, comme j'étais moniteur, c'est que je volais beaucoup. Je suis resté là pendant deux ans également et puis, j'ai été envoyé à l'Etat-Major général, à JS3 Training. C'était bien moins enthousiasmant à ceci près qu'à cette époque, le Congo, le Rwanda et le Burundi avaient conclu des accords de coopération avec la Belgique et envoyaient des élèves à l'Ecole militaire. Cela m'a donné l'occasion de me rendre plusieurs fois en Afrique."

Nommé colonel, Paul Jourez retrouve en 1980 le Mirage, et sa première base opérationnelle, Bierset.

"J'ai été affecté à Bierset pour y succéder à Georges Castermans comme chef de corps, à la tête de la troisième ou quatrième entreprise de la région liégeoise. Une entreprise avec une mission opérationnelle, entre les mains de la 1ère escadrille, et une mission d'instruction, confiée à la 8e escadrille. C'est d'ailleurs à Bierset que le prince Philippe a terminé sa formation sur Mirage. Une formation qu'il a suivie de manière tout à fait normale, comme d'autres pilotes. Il était en tous les cas très motivé. Nous avons pourtant dû insister auprès du Palais pour qu'il puisse effectuer un deuxième vol solo.

Un peu avant que je quitte Bierset, nous avons planifié une navigation vers les îles Canaries. La mission devait s'effectuer avec deux Mirage biplaces. Nous avons fait la première partie du vol à haute altitude jusqu'à Albacete puis jusqu'à un terrain situé dans le sud de l'Espagne où nous avons refait une deuxième fois le plein. Nous avons ensuite longé la côte africaine, mais bien au large. Comme il n'y avait pas de DME, je naviguais au TACAN et, à un moment donné, j'ai fait un relèvement qui indiquait que nous trouvions à 100 nautiques de Casablanca, donc bien sur notre trajectoire. Quelque temps plus tard, le contrôle de Gran Canaria nous a contactés et je leur ai annoncé que, d'après ma navigation, nous entrerions dans leur zone dans quelques minutes. Curieusement, un peu plus tard j'ai aperçu un airliner qui croisait notre route, puis un deuxième. Et puis, en regardant en dessous de moi, j'ai aperçu une petite île qui n'était pas sur mes cartes. Là, il y avait quelque chose qui n'allait pas. Le contrôle a heureusement repris contact et, après nous avoir demandé de faire un "squawk emergency" (2) pour nous repérer, il nous a indiqué un autre cap, à 90 degrés à gauche ! En fait, le TACAN était déficient, ce qui faisait partie des pannes récurrentes sur Mirage, et nous dérivions petit à petit vers l'Atlantique. Finalement, nous nous sommes posés sans encombre. C'était moi qui étais le responsable de la navigation, mais quand j'ai demandé aux pilotes qui m'accompagnaient s'ils n'avaient rien remarqué, ils m'ont répondu : "Si, mon colonel, mais nous pensions que vous vouliez nous montrer quelque chose." Comme s'il y avait beaucoup de choses à montrer dans l'Atlantique ! Après avoir passé le week-end sur place, nous avons redécollé, tôt le matin pour voir le soleil se lever sur l'Afrique. Le spectacle était magnifique !"

En 1984, trente deux ans après avoir endossé son premier uniforme, Paul Jourez a fait ses adieux à la Force Aérienne.


(1) Tactical Evaluation. Exercice d'évaluation de l'OTAN.
(2) Squawk emergency : opération qui consiste à introduire le code d'urgence dans le transpondeur de l'avion.


Interview : Vincent Pécriaux (5 avril 2013)
Mise en page : Daniel De Wispelaere
Note : Reproduction interdite sans l'accord préalable écrit de leurs auteurs respectifs


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